Intervention de Dominique Lalanne (Physicien nucléaire au CNRS) – 14/11/2003 La prolifération des armes nucléaires est le plus souvent attribuée aux pays non-nucléaires et qui veulent s’équiper de bombes de première génération, au plutonium ou à l’uranium enrichi. En réalité cet aspect, appelé par les spécialistes la prolifération “horizontale” n’est qu’une conséquence inévitable du Traité de Non-Prolifération lui-même (TNP). Très préoccupante aussi est la prolifération dite “verticale”, qui est pratiquée par les pays nucléaires qui modernisent leur arsenaux nucléaires.
La prolifération “horizontale”.
Le TNP autorise le transfert de connaissances sur le nucléaire civil des pays nucléaires vers les pays non-nucléaires. En principe l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA) doit contrôler que ces activités civiles n’entraînent pas de détournements de matières fissiles vers des activités militaires. Mais il y a des façons plus subtiles pour contourner les inspections de l’AIEA. En effet, lorsqu’un pays commence à maîtriser les techniques nucléaires, des ingénieurs peuvent développer d’autres installations secrètes, et donc où l’AIEA ne peut faire des inspections. Ces nouvelles installations pourront alors produire du plutonium qui ne sera officiellement jamais “détourné” puisque ne provenant pas d’une installation civile. Dans les pays nucléaires comme la France par exemple, c’est ce qui se passe. Toutes les installations civiles peuvent être inspectées par l’AIEA, mais toutes les installations militaires sont interdites à l’AIEA. Il suffit donc de copier une installation civile dans un centre militaire et celui-ci pourra tranquillement produire le plutonium pour des bombes sans que le pays contrevienne à ses engagements internationaux. Ce n’est que lorsque le pays décidera de produire réellement des bombes qu’il y aura un manquement à ses engagements dans le TNP.
Ce sont les pays nucléaires qui contribuent eux-même à cette prolifération. La France a contribué à équiper ainsi Israël avec succès, elle a aussi essayé d’équiper l’Irak, mais Israël a détruit le réacteur en construction en 1981, nommé Osirak du fait de sa ressemblance avec le réacteur Osiris en fonctionnement à Saclay (CEA, Commisariat à l’Energie Atomique). On comprend qu’il y a une certaine hypocrisie à dénoncer les pays proliférants alors qu’ils le sont grâce aux pays nucléaires eux-mêmes…
La prolifération “verticale”.
La prolifération “verticale” correspond en fait à la modernisation des armes dans les pays nucléaires. Il s’agit d’une prolifération en nombre et en qualité. Les américains et les russes ont pu atteindre ainsi une menace pour l’humanité de 60.000 bombes nucléaires soit l’équivalent de 2 tonnes de TNT pour chaque habitant de la planète. Ils n’ont plus maintenant chacun “seulement” 8.000 bombes nucléaires “stratégiques” (installées dans des missiles qui peuvent dépasser 5000km) et “seulement” autant de “non-stratégiques” qui ont un rayon d’action plus faible.
Mais on pense aussi à l’amélioration des armes en performances. Soit en puissance plus importante, soit en miniaturisation, soit en “mirvage” ce qui signifie installer plusieurs bombes dans la même ogive de missile. Récemment on introduit d’autres idées de nouvelles performances, la furtivité qui permet aux missiles d’échapper aux radars, la robustesse qui permet de résister à d’éventuelles agressions, et dernièrement la pénétrabilité pour atteindre des cibles enterrées profondément. Les pays nucléaires sont pratiquement les seuls à contribuer à ces développements et donc à cet aspect de la prolifération.
Le futur à long terme est également préparé avec le projet d’armes à fusion pure pour le champ de bataille. C’est ce qui s’entreprend en France avec le laser Mégajoule et avec le NIF aux Etats-Unis.
Le Mégajoule va servir à étudier la fusion nucléaire de l’hydrogène (ses isotopes deutérium et tritium) que l’on va allumer avec 240 faisceaux lasers pour atteindre la température de dix millions de degrés en moins d’un millionième de seconde. C’est la condition nécessaire incontournable. Et le phénomène qui est mal compris par les physiciens correspond à ce qui se passe entre le début de l’allumage et l’explosion de l’ensemble. Dans les bombes nucléaires actuelles, on obtient cette température en faisant exploser, à côté de l’hydrogène, une bombe à l’uranium enrichi ou au plutonium. Il n’existe pas d’autres moyens. Une bombe à fusion pure serait une nouvelle merveille pour les militaires. Ce serait la « bombinette » nucléaire idéale pour le champ de bataille, “propre et modulable”.
En effet, l’uranium et le plutonium explosent grâce à un processus de fission (les noyaux atomiques se cassent) et cela se produit lorsque l’on atteint une “masse critique” de 5 kilos pour le plutonium et de 11 kilos pour l’uranium enrichi. Il est donc impossible de faire de petites bombes nucléaires. Avec un allumage laser du mélange deutérium-tritium, on pourra faire des bombes d’une puissance inférieure à 1000 tonnes de TNT. Toute une gamme qui n’existe pas actuellement, entre 1 tonne et 1000 tonnes de TNT. Des armes nucléaires sans uranium ni plutonium et donc occasionnant une pollution presque négligeable de l’environnement. Seulement due au grand flux de neutrons. Ces “mini-nukes” seront à n’en point douter, une véritable aubaine pour les états-majors !
Prolifération et stratégie militaire
La stratégie militaire qui a dominé la période de la guerre froide était celle de la destruction totale en cas de conflit. Elle avait un nom en américain tout à fait révélateur: MAD, pour “Mutuelle Assurance Destruction”. Mad en anglais signifie “fou”. Ce qui correspondait assez à la réalité…
Les petits pays comme la France ont bâti leur doctrine par la stratégie “du faible au fort”, c’est à dire qu’ils menaçaient d’une frappe “inacceptable” un éventuel agresseur (en l’occurrence il s’agissait de l’URSS). Dans ce cas il faut avoir une capacité de “deuxième frappe”, c’est à dire pouvoir répliquer après une éventuelle destruction. Ceci repose sur la composante sous-marine qui peut survivre à l’anéantissement du pays et donc détruire l’adversaire à titre de représailles.
Des pays comme l’Inde et le Pakistan sont au niveau “première frappe”, leur niveau ne détruirait pas la planète entière, sauf si d’autres pays enclenchent une escalade, ce qui serait possible avec l’engagement de la Chine puis des Etats-Unis. Mais aucun de ces deux pays, Inde et Pakistan, n’a de capacité de “deuxième frappe”.
La grande nouveauté de ces dernières années est la nouvelle posture américaine qui préconise de détruire militairement les installations qui pourraient éventuellement permettre à des pays nouveaux de s’équiper de bombes nucléaires. Ce sont des menaces mises à exécution avec l’Irak, ceci pour prouver qu’elles doivent être prises au sérieux. On ne pouvait en effet pas trouver meilleur candidat. Le pays avait eu dans le passé des ambitions nucléaires mais n’avait aucune réalisation actuelle, on ne pouvait que lui attribuer des intentions. C’était un des pays les plus démunis militairement, après ses échecs militaires des 20 années passées et le blocus imposé par l’ONU. La plus grosse armée du monde pouvait sans problème l’écraser sans craindre de réelle riposte. Le fait qu’il n’y ait pas l’accord de l’ONU et qu’il y ait une large désapprobation mondiale ne donnait que plus de poids à la nouvelle doctrine américaine de tout dominer par la force. Maintenant la preuve est faite pour les autres pays qui sont dans la ligne de mire, la Corée du Nord et l’Iran.
Cette nouvelle posture américaine qui préconise des frappes militaires pour lutter contre les armes nucléaires s’accompagne, contradiction incroyable, d’un développement de “mininukes”, armes nucléaires du champ de bataille, et dont les Etats Unis vont jusqu’à dire qu’ils en envisagent l’utilisation contre un pays “non-nucléaire” et à titre préventif !!! On assiste donc depuis deux ans à un renversement de stratégie mondiale où la prolifération nucléaire de certains est prônée comme moyen de lutter contre la prolifération nucléaire d’autres. Ce nouveau contexte peut faire craindre une utilisation prochaine de bombe nucléaire avec toutes les escalades possibles de conflit généralisé.
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