Combat pour la Paix n°492 – Culture : Rwanda 94 en tournée

 

 

 

 

Culture

 

 

 

 

 

 

 

LRwanda 94 : une tentative de réparation symbolique envers les morts à l’usage des vivants, en tournée au Rwanda

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Ubwoko (1) Ubwoko Ubwoko

Voici un mot clé […]

Dans ce mot grondent plusieurs décennies

d’ignorance, de mensonge, d’exploitation,

d’oppression, de haine, de honte, d’exil et de sang. » (2)

Non ! Rwanda 94 , pièce refusée par le Centre Culturel français de Kigali (3) à l’occasion de sa première tournée au Rwanda (4) dans le cadre de la Commémoration du dixième anniversaire du génocide, n’est pas un simple spectacle. Elle est plutôt cet espace d’expression unique en son genre et exceptionnel de par la puissance de son message où les frontières entre art, témoignage, engagement s’estompent. Elle est aussi ce champ de la (re)présentation où la recherche esthétique d’un équilibre délicat entre une pluralité d’expressions rassemblées dans cette production fait corps avec une quête infinie de vérité ; vérité qui, parce qu’elle dépasse les limites du dicible et du représentable oblige à dire les ombres, à faire résonner en chœur les morts, à interroger les vivants, à convoquer les victimes et les témoins (5).

Fruit de quatre années de travail entre artistes rwandais et européens de différentes disciplines ( auteurs, musiciens, compositeurs, chanteurs, vidéastes) rassemblés sous la direction de Jacques Delcuvellerie et Marie-France Collard (metteurs en scène et coauteurs de la pièce Rwanda 94 de Groupov (6)) , le projet Rwanda 94 né d’« une révolte très violente » (7) répond, de manière on ne peut plus réussie, à une double exigence. D’une part, cette exigence est celle d’une réparation symbolique d’autant plus difficile à réaliser que, compte tenu de la proximité des événements d’une violence qui dépasse l’entendement, elle se fait sur le terrain des plaies grandes ouvertes. D’autre part, elle est aussi celle de l’ élucidation d’un processus sur près d’un siècle d’histoire par lequel « ce monstre […] conçu dans le ventre colonial » (8) a pu naître au Rwanda et de la manière dont il a pu être « nourri, élevé » sur les collines, dans les foyers « par les Rwandais » (9) eux-mêmes. De ce fait, en insistant sur la durée de même que sur les responsabilités aussi bien étrangères que rwandaises, Rwanda 94 est une remise en cause radicale de toutes les tentatives négationnistes comme de toutes les simplifications dans l’évaluation des responsabilités.

Non ! Rwanda 94 n’est définitivement pas un spectacle de la « société du spectacle ». Elle n’a pas été portée sur ses fonds baptismaux sous forme d’un produit final propre à distraire devant un publique convoqué par hasard. Présentée tout d’abord en janvier 1999 au Théâtre de la Place de Liège puis au Festival d’Avignon sous forme d’un matériau brut, la pièce Rwanda 94 – qui a convoqué tout au long du work in progress le public à son élaboration alors que sa structure, comme en témoigne Jacques Delcuvellerie, « se dérobait encore » – est inaugurée au Théâtre de la Place, à Liège, du 20 au 25 mars 2000, puis reprise au Théâtre National de Bruxelles du 31 mars au 7 avril la même année.

Elle est là pour bousculer nos certitudes passant au crible notre passivité de spectateur devant les médias, nous appelant à être vigilants face à « ces appareils qui propagent l’information » (10) tout en infectant les cœurs et en souillant les esprits. En s’attaquant à tous les faiseurs d’opinions (pouvoir colonial, église, état rwandais, médias…), elle interroge les contre-vérités historiques et les abus de langage – à l’exemple de l’instrumentalisation du terme ubwoko – lourds de conséquences. Elle dérange sans jamais déroger aux exigences de l’art. Elle ne tait aucune responsabilité, donc, non plus, celle de la France avant et pendant le génocide ce qui lui a valu à plusieurs reprises si ce n’est un refus direct, tout au moins une mise à l’écart orchestrée par des cercles de pressions de la capitale française. En effet, deux années de travail et de persévérance ont été nécessaires pour que Rwanda 94 connaisse sa première représentation parisienne à La Villette en 2002. Plusieurs années également pour qu’elle parvienne à obtenir les autorisations nécessaires pour une tournée rwandaise qui a figuré dès les débuts de cette formidable entreprise de la recherche d’une réparation symbolique envers les morts à l’usage des vivants, parmi les objectifs majeurs des artistes rwandais et belges engagés dans ce projet.

S’il est vrai que jamais dans l’histoire de la création et de la pensée la censure n’a frappé des œuvres mineures ; s’il est vrai qu’elle s’est toujours attaquée à celles qui interrogeaient l’ordre établi craignant, à juste titre, la puissance transformatrice de leur message et la vérité du témoignage que seul l’art peut véhiculer, alors la mise à l’index dont a été frappée la pièce Rwanda 94 par le Centre Culturel français de Kigali apparaît tout à la fois comme un aveu de faiblesse de ce dernier et un refus honteux de dialogue et/ou de « réparation symbolique » qui ne sera possible que si la France reconnaît officiellement, à l’instar de la Belgique et de l’ONU, sa part de responsabilité dans le génocide au Rwanda de 1994. Dans l’absence de cette reconnaissance officielle, il ne lui restera qu’à contempler, tout comme à nous, ce message qui réclame la justice du Chœur des Morts  : « A travers nous, l’humanité vous regarde tristement. Nous, morts d’une injuste mort, entaillés, mutilés, dépecés, aujourd’hui déjà : oubliés, niés, insultés. Nous sommes ce million de cris suspendus au-dessus des collines du Rwanda. Nous sommes, à jamais, ce nuage accusateur. Nous redirons à jamais l’exigence [celle de justice], parlant au nom de ceux qui ne sont plus et au nom de ceux qui sont encore ; nous qui avons plus de force qu’à l’heure où nous étions vivants, car vivants nous n’avions qu’une courte vie pour témoigner. Morts, c’est pour l’éternité que nous réclamons notre dû. » (11)

 

Dea RETY

 

(1) Terme rwandais signifiant « clan » mais que les Européens ont adopté pour traduire « ethnie » et repris dans ce sens sur les cartes d’identité au Rwanda jusqu’en 1994 .

(2) Marie-France Collard et all., Rwanda 94 . Une tentative de réparation symbolique envers les morts, à l’usage des vivants , Editions Théâtrales, «  Passages francophones », Paris, 2002, p. 77.

(3) Cf. « La pièce ‘‘Rwanda 94” interdite au Centre Culturel français à Kigali », in L’Intelligent du 8 avril 2004.

(4) Après avoir tourné notamment en Belgique, en France et au Canada.

(5) Yolande Mukagasana, rescapée du génocide, co-lauréate du Prix UNESCO de l’Education pour la Paix 2003 seule sur scène, raconte au début de la pièce ses souvenirs du génocide.

(6)C ollectif créé en 1980 sur l’initiative de Jacques Delcuvellerie. Pour la pièce Rwanda 94 Groupov a reçu plusieurs prix dont le Prix OCE, le Prix Théâtre du meilleur spectacle et le Prix de la Recherche, Michelle Fabian (SACD, Belgique).

(7) Marie-France Collard et all., p. 6.

(8)Idem. , p. 103.

(9)Idem .

(10)Litanie des questions chantée par le Chœur des Morts.

(11)Idem ., p. 132.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Facebooktwittermail