Table Ronde animée par Jacques Le Dauphin, directeur de l’Institut de Documentation et de Recherche sur la Paix (IDRP) et membre du Bureau National du Mouvement de la Paix
1- Dans l’hebdomadaire « courrier international », paru il y a quelques jours, le titre en une était « Irak la vraie guerre commence », qu’en pensez-vous ? Raid.Fahmi : Lorsqu’il y a une occupation, elle suscite des résistances. C’est le cas général. Toutefois, il faut préciser ce qui se passe aujourd’hui au niveau des opérations de résistances. C’est le résultat de la stratégie politique américaine, stratégie fondée sur la guerre préventive, un choix qui suscite énormément d’interrogations et implique des dangers énormes pour la paix internationale et l’équilibre dans le monde. La situation actuelle en Irak est le résultat de cette stratégie et de la politique mise en oeuvre après. En réaction, on voit aujourd’hui en Irak des opérations militaires contre les troupes d’occupation dans des zones qui n’ont opposé aucune résistance immédiatement après la guerre. Les américains et les britanniques sont entrés essentiellement par le sud où Il y a eu certaines résistances. Mais lorsqu’ils sont arrivés à Bagdad et aux parties nord/nord-ouest de Bagdad, y compris Tikrit et la zone de Ramadi , aucune résistance ne leur a été opposée et les américains n’ont pris aucune mesure contre les responsable su régime et du parti Baas. Alors pourquoi ? C’est ce sur quoi nous, irakiens, nous interrogeons. Pourquoi, là où il y avait beaucoup de fiefs de Saddam Hussein où l’on pouvait supposer qu’il y aurait des résistances fortes, il n’en ‘y a pas eu alors tandis que les opérations se multiplient maintenant. Je pense que la stratégie américaine vise des objectifs qui vont au-delà de l’Irak, c’est-à-dire des objectifs régionaux et au-delà. Je suis convaincu que l’objectif en Irak certes le changement de régime mais aussi de récupérer les institutions de pouvoir. C’était leur stratégie au départ. C’est pour ça qu’ils ont limité leurs objectifs : ils ont réduit les personnes recherchées au nombre de 55. Ils ont même laissé une grande partie des responsables du régime en liberté, du moins jusqu’à ce que les choses s’enveniment au cours des derniers mois. Du côté du régime, on est à peu près sûr qu’il n’y pas eu seulement un effondrement à la tête de l’Etat mais aussi un retrait plus ou moins organisé. On se rappelle qu’on ne trouvait plus personne dans les rues de Bagdad le 9 avril, ni le parti Baas, ni les services de renseignements, ni les services de sécurité, ni l’armée, ni les ministres. Ils avaient tous disparus. Les américains commencent aujourd’hui à mener d’autres formes de combat. Avant, ils dirigeaient toutes leurs opérations militaires de loin, avec énormément de technologie. C’était relativement facile, pour eux. Ils subissaient très peu de pertes humaines. Mais maintenant avec l’engagement physique, les moyens technologiques ne sont pas adaptés, ni les formes d’organisation. Ils ont donc énormément de problèmes sur le plan militaire.
Sur le plan politique, les américains avaient des objectifs de guerre assez bien définis pour l’Irak mais vagues et confus pour l’après guerre. Ils ont dû opérer de multiples revirements et retournements. Ils ont avancé en tâtonnant. Ils n’ont pas une vision politique assez concrète. La réalité de la situation, la complexité du terrain les ont dépassés d’où un échec politique. Du côté des Irakiens, l’arrivée des américains a conduit au renversement d’un régime détesté par la grande majorité de la population. C’est un élément clé pour comprendre l’attitude des Irakiens, pour comprendre le positionnement des différentes forces, à la fois politiques et sociales, et les spécificités du combat contre l’occupation.
Michel Rogalski : La formule « la vraie guerre commence » est une formule journalistique qui exagère et qui force un peu le trait. Je pense que ce sont des séquences qui s’enchaînent plutôt qu’une autre guerre. La première phase s’est ouverte par un front diplomatique. Elle a duré de longs mois aux Nations Unies. Cela a été une période difficile pour les Etats-Unis, qui n’en sont pas sortis victorieux puisqu’ils n’ont pas pu obtenir l’aval des Nations Unies pour entrer en guerre contre l’Irak. C’est une étape qu’il ne faut pas négliger parce que ce front diplomatique fait partie de l’ensemble des opérations et conditionne fortement la suite des opérations. La deuxième phase, la phase militaire de renversement d’un régime, s’est passée facilement dans un délai assez court et dans des conditions qui ont étonné puisque, comme le disait Raid Fahmi, il semble que l’on peut maintenant retenir l’hypothèse d’un retrait relativement organisé et planifié de la part des forces de Saddam Hussein. Maintenant, on est entré dans une troisième phase, me semble-t-il, où cette fois-ci, il ne s’agit plus de « déboulonner » un régime mais d’imposer un gouvernement et un régime à la population irakienne, ce qui est une toute autre opération. On est dans une phase véritablement politique, même si elle prend des aspects militaires comme en témoigne les attentats quotidiens qui se développent. Il semble qu’on est arrivé à une situation où les Etats-Unis ont réussi, non seulement à se faire détester rapidement, mais surtout à faire se réaliser ce qui était leur hantise initiale à savoir que des forces de résistances qui ne sont pas homogènes arrivent à se « coaguler » contre eux. C’est pour eux l’impossibilité de parvenir à imposer un gouvernement ayant une quelconque représentativité aux yeux de l’opinion publique. Ce qui caractérise, à mon avis, la phase en cours, c’est l’incapacité des forces occupantes à imposer l’autorité du gouvernement qu’elles ont mis en place. Et c’est également le choc en retour sur la scène intérieure américaine du bourbier irakien, ce qui n’était pas prévu. Quand il a lancé cette guerre, Bush voulait en faire une opération rapide et faire en sorte que la campagne électorale américaine soit dégagée de ce souci et se concentre sur les problèmes intérieurs. Or, le fait absolument imprévisible et qui, à mon avis, va avoir un retentissement croissant, c’est que la guerre d’Irak ou l’occupation irakienne est devenue maintenant le thème central des élections américaines. Je crois que la visite surprise de Bush, même si elle n’a duré que quelques heures, a été interprétée aux Etats-Unis comme un point de départ d’une campagne présidentielle aux Etats-Unis.
Daniel Durand : L’expression « la vraie guerre commence aujourd’hui », m’amène à deux réflexions générales : sous l’angle du peuple irakien et celui de la communauté internationale.
Sous l’angle du peuple irakien, cette expression peut laisser penser que les difficultés datent d’aujourd’hui. Je n’approuverai pas une telle appréciation puisque, comme l’a dit Raid Fahmi, le peuple irakien ne subit pas une oppression aujourd’hui seulement. Il a subi trente ans d’oppression du dictateur Saddam Hussein avec des années terribles. Aujourd’hui, il subit une occupation étrangère.
Je pense que la question au centre du débat est, comment permettre aux irakiens de sortir du piège politique qui est posé ? Soit l’acceptation d’un ordre étranger qui met la main sur les richesses du pays, sur l’avenir politique même de l’Irak, soit une lutte contre l’occupation dont on peut penser qu’elle peut être manipulée pour une part par les supporters du dictateur déchu. Il me semble que dans le débat politique d’aujourd’hui, la question est, comment peut-on aider le peuple irakien à recouvrer sa souveraineté ? Comment le faire en soutenant les forces progressistes en Irak face aux risques d’intégrisme religieux ou politique que l’on voit poindre ?
Mon autre angle de réaction, par rapport à cette affirmation, est celui de l’opinion publique. Je suis d’accord avec Michel Rogalski, il y a une dimension journalistique dans la formule « la vraie guerre commence ». Mais si cette thèse aboutissait à gommer de l’Histoire et des débats, l’année qui vient de s’écouler, les mois qui ont précédé l’entrée en guerre, les mois de résistance aux prétentions états-uniennes, cela serait évidemment nuisible. La guerre, c’est évident, ne commence pas maintenant. Elle a commencé auparavant sous plusieurs phases et un des faits dominants est qu’elle a été bloquée pendant neuf mois. Ce n’est pas être passéiste que de vouloir continuer à tirer des enseignements de cette mobilisation considérable contre la guerre, qui portait une autre conception du monde. On a vu que, pendant ces mois, face aux nouveaux cours de la politique américaine, à l’affirmation de l’unilatéralisme et de la force, d’autres conceptions du droit international, du multilatéralisme, de la place d’une ONU renforcée et rénovée pouvaient créer un début de rapports de force dans une configuration assez nouvelle. On a vu converger à la fois l’intervention de l’opinion publique, celle d’un nombre important d’États, et aussi celle de la quasi-totalité des hauts-fonctionnaires, des responsables des institutions internationales que ce soit dans le système onusien, dans l’AIEA*. Donc, Il y a là une leçon importante qui risquerait peut-être de passer à la trappe si les feux étaient braqués uniquement sur les nouveaux développements, en particulier militaires, sur le terrain aujourd’hui.
2- Vos réactions ? Comment voyez-vous l’issue ? Que peut-on faire de l’extérieur, d’un point de vue international ?
R.F. : Je suis d’accord avec la présentation en plusieurs phases de la guerre. Elles sont d’ailleurs conformes à ce qu’on pourrait attendre. Dans la première phase, les Etats-Unis ont adopté la guerre comme moyen de changement de régime sur une base juridique extrêmement douteuse. Ils ont tourné le dos à la légalité internationale. La deuxième phase fut la chute rapide du régime. C’est un peu conforme à ce qu’on attendait. On a toujours dit, nous Irakiens, que ce régime était isolé et que le peuple ne se soulèverait pas pour le défendre. Or, il connaît ce que représentent les Etats-Unis, ses visées, sa nature, ses intérêts. Je veux dire que pour une grande partie de la population, il n’y a pas beaucoup d’illusions. Malgré cela, elle a décidé de rester plus ou moins passive et regarder, observer cet affrontement militaire entre les Américains et leurs alliés d’une part, et le régime de l’autre. Cette attitude a surpris beaucoup de monde. Est-ce aussi surprenant quand on sait que ce régime a, depuis plus de 30 ans, réprimé la population. Il a aliéné une grande partie de la population de telle sorte que l’intérêt national du pays était perçu comme passant par la chute de ce régime. Cela explique l’attitude des irakiens. Cela explique aussi l’attitude plus ou moins positive dans beaucoup de secteurs vis-à-vis des américains. Or, la situation a changé dans la deuxième phase. Effectivement comme on l’a dit, la question posée maintenant c’est, quel régime politique ? Se pose aussi la question de la souveraineté. Là aussi, la situation se présente de façon complexe. En fait, deux types de processus politiques se superposent : dans l’un le peuple veut retrouver sa souveraineté en mettant un terme à l’occupation américaine. Cette lutte se déroule dans un contexte où un certain nombre d’équilibres de la société irakienne datant de la création de l’ « Etat irakien moderne » c’est-à-dire vers l’année 1920, ont été rompus par suite à cette guerre. Donc, on veut mettre fin à l’occupation, mais en même temps, on recherche de nouveaux équilibres. On trouve l’enchevêtrement de ces deux processus dans le pays. Est enclenché aujourd’hui un processus politique avec des forces politiques qui ont une influence réelle dans le pays. On ne peut douter pas de leur enracinement et du fait qu’elles représentent des forces patriotiques dans le pays. Toutes ces forces considèrent qu’il faut, pour le moment, mener le combat pour la souveraineté et pour la fin de l’occupation par des moyens politiques pacifiques. En revanche, pour les forces politiques et sociales qui ont vu leurs positions de domination et leurs privilèges remis en cause, recourent à lutte armée, pas uniquement pour chasser les Américains, mais aussi, pour, sinon retrouver leurs privilèges, au moins éviter que leurs positions se dégradent. Elles essayent aussi de se réimposer comme acteur et, comme interlocuteur dans cette nouvelle recomposition du paysage politique et institutionnel. Ce tableau assez complexe ne se prête pas à des analyses réductionnistes. Si on analyse la situation en Irak uniquement sous l’angle de la lutte d’une population occupée contre les forces occupantes, on fait alors l’abstraction de ce qui se passe à l’intérieur de cette population, de cette lutte multiforme et de cette recherche de nouveaux équilibres. Il faut faire la part des choses. Pour beaucoup de forces, l’enjeu est double : d’abord, mettre fin à l’occupation, bien sûr, mais en même temps, et c’est une question clé, créer les conditions pour que le pays soit mis sur une voie, sinon de la démocratie, au moins d’une certaine forme de pluralisme où les différentes composantes de la population irakienne, dont on sait ô combien elles sont diverses et compliquées, peuvent coexister dans des conditions pacifiques et se reconnaissent dans cette nouvelle entité irakienne reconstituée. Donc, on ne peut séparer le combat contre l’occupation et de celui pour l’alternative. Aujourd’hui, ceux qui mènent ce combat armé sont très vagues à propos des alternatives. Quel est leur objectif ? Qu’est-ce qu’ils envisagent comme alternative politique en Irak ?
En fonction des éléments dont nous disposons, c’est le retour d’un régime à caractère despotique, que ce soit du type de Saddam Hussein, ou nationaliste, radical fermé ou bien des alternatives islamistes radicales tout aussi dangereuses pour le peuple irakien. On sort d’une dictature dont on luttait pour s’en débarrasser. On ne va pas se mettre à nouveau après le retrait des américains, sous l’emprise d’une nouvelle dictature. D’où cette différence dans les positions, d’où parfois cette confusion pour ceux qui tentent d’analyser de l’extérieur cette situation à travers une grille d’analyse qui se réfère au combat du Vietnam ou au combat anti-colonial dans les pays arabes du siècle passé comme par exemple celui du peuple algérien. Certains vont jusqu’à comparer la situation en Irak à celui du peuple palestinien. Or, il y a des particularités dans cette situation irakienne dont il faut en tenir compte. On est en train de rechercher une voie inédite, avec toute cette complexité. Je suis tout à fait d’accord avec Michel Rogalski et Daniel Durand. Il faut appuyer les forces démocratiques, progressistes et patriotiques, y compris un courant islamique qui accepte maintenant un certain nombre de règles de pluralisme. Concrètement, comment ça se passe ? Les tactiques, les moyens évoluent. Ce qui a été vrai il y a 5-6 mois n’est peut-être plus vrai aujourd’hui. Voyons l’attitude et le rôle du Conseil Intérimaire du Gouvernement (CIG). Les Américains le critiquent, ainsi que d’autres forces irakiennes ou internationales. Néanmoins, il faut reconnaître qu’il a rempli un certain vide politique. Il n’est certes pas totalement représentatif de la population. Il n’est pas tout à fait maître du pays, il n’a pas tout le pouvoir : il le dit publiquement ! Or, on le juge comme s’il avait la totalité du pouvoir. On sait qu’en Irak, il y a un double pouvoir; celui de l’occupant et qui est principal, et un certain pouvoir aux mains du CIG. Il le reconnaît lui-même et il veut l’élargir. Avant la fin du mois de juin prochain, le CIG devrait disparaître. Il y aura un autre dispositif. Donc, il ne faut pas trop se concentrer sur les formes. Concentrons-nous sur le contenu, c’est-à-dire mettre fin à l’occupation afin de créer les conditions pour que la population irakienne aie les moyens de se trouver, une fois la souveraineté rétablie, sur la voie d’une alternative démocratique qui assureraient l’unité de l’Irak avec l’ensemble des composantes de la population vivant en harmonie, et non pas un pays miné par les conflits internes.
M.R. : Je partage une large partie du pessimisme de notre ami irakien. L’intervention américaine a chamboulé totalement le jeu des forces politiques en Irak. Il semble que les forces de Saddam ont su organiser un retrait habile et se mettre aujourd’hui dans une posture apparaissant comme la force la plus efficace d’une résistance à l’occupation. Ce qui leur permet de se refaire une relative virginité par rapport à la population car le clivage actuel se structure autour de l’acceptation ou de la résistance aux forces occupantes. Ca me paraît être l’un des clivages qui, pour l’instant, est le plus décisif et autour duquel les forces en présence vont se polariser. Demain il sera très difficile d’arriver à écarter le Parti Baas d’une nouvelle configuration de pouvoir parce qu’il apparaît comme le parti qui mène un combat résolu contre les forces de l’occupation. On ne peut donc pas exclure, ce qui serait évidemment assez dramatique, l’éventualité d’une alliance entre des forces Baasistes et des forces religieuses intégristes, islamistes qui, profitant de l’occupation américaine et de l’humiliation qu’elle impose au peuple irakien, adopte une posture susceptible de les légitimer pour la suite. C’est pourquoi, je pense, que la suite va être très difficile à gérer. Je vois très mal les Américains arriver à imposer un gouvernement qui aurait l’aval de l’ensemble de la population. La véritable issue est à trouver dans un gouvernement représentatif, capable de stabiliser la situation. Autour de quelles forces l’organiser ? Il est clair que, dans la phase qui se déroule actuellement, il y a des forces qui prennent de la vitesse, qui prennent de l’envergure, ce sont celles qui s’opposent à l’occupation. Demain quand les comptes devront être faits, il sera difficile de les tenir à l’écart d’une coalition quelconque. L’autre point qui me paraît très important, c’est la dimension internationale du conflit. Je pense que ce conflit est maintenant au cur de la campagne électorale américaine. La première leçon que l’on peut alors dégager, c’est que l’on n’arrive pas à combattre l’intégrisme avec le clan des conservateurs qui est au pouvoir à Washington. Le combat doit être mené contre les deux à la fois, sans se servir de l’un contre l’autre. La période électorale qui démarre actuellement aux Etats-Unis ouvre une fenêtre pour faire en sorte que Bush ne puisse faire un second mandat. Car ce serait une catastrophe pas seulement pour l’Irak mais pour d’autres peuples encore. Donc, cette urgence se traduit par un impératif très clair : il ne faut pas permettre aux Etats-Unis de sauver la face rapidement en Irak. Il faut en quelque sorte que le bourbier fonctionne au moins pendant la période de la campagne électorale. Bush est en position de plus en plus délicate pour être réélu. Je crois que dans ce combat contre les différents intégrismes, que ce soit celui des néo- conservateurs américains ou celui des intégrismes islamistes, il y a une fenêtre qui s’ouvre pour faire en sorte qu’au moins l’un des deux puisse être écarté rapidement. Il faut donc éviter que l’ONU ne puisse être instrumentalisée pour lui sauver la face. La deuxième leçon, c’est que sur place évidemment dans la configuration des forces qui se mettent en place en Irak même, il faut essayer au maximum d’aider les progressistes, c’est-à-dire ceux qui doivent lutter contre deux fronts à savoir un retour des forces baasistes dans leur forme la plus dictatoriale et contre ce qui peut se profiler, du côté des intégristes, et réclame déjà que la future république soit proclamée République islamiste. Ça serait une catastrophe pour l’avenir de l’Irak, et au-delà pour la région.
D.D. : Evidemment, je suis d’accord avec Raid Fahmi lorsqu’il dit que la situation en Irak est totalement inédite et qu’il faut absolument éviter de faux rapprochements avec d’autres situations actuelles ou antérieures. Il y a une situation complexe qui nécessite des solutions, des évolutions qui soient rapides. Je ne crois pas que la politique du pire puisse aider à régler les problèmes politiques qui sont posés. La situation quotidienne des populations irakiennes doit être améliorée rapidement sinon on continuera à favoriser les manipulations des bassistes ou de celles de certaines forces intégristes ou religieuses conservatrices. En même temps évidemment, aller vite c’est ouvrir la porte d’une inconnue politique. Il n’y a évidemment pas de recettes, de formules institutionnelles miracles à attendre. Les questions qui m’interrogent, c’est comment créer des espaces permettant des rapports de force positifs. Comment place-t-on les institutions internationales ? Comment place-t-on les Nations unies ? Donc, il me semble que cela pose une responsabilité d’abord au niveau étatique pour des pays comme la France qui avaient gagné une certaine autorité dans les derniers mois dans une partie du monde. Comment la France peut-elle faire pression au sein de l’Union européenne pour que se créent des espaces politiques ne se réduisant pas au débat au Conseil de Sécurité sur des résolutions, pour permettre de « pousser » des solutions. La même question est posée aux ONG : comment fait-on connaître les opinions, le débat qui existe dans les forces politiques, sociales à l’intérieur de l’Irak ? Comment le fait-on connaître au plan international car si on veut que les rapports de force puissent évoluer, se modifier, qu’il y ait des soutiens, des solidarités qui puissent s’exprimer, il me semble que le débat doit sortir à l’extérieur. Sinon on va recommencer l’histoire de la conférence internationale de Berlin sur l’Afghanistan, où finalement les forces qui avaient participé n’avaient pu avoir assez de liens, de convergences avec les ONG internationales. Il me semble qu’on est dans une situation où la solution ne peut émerger que dans le mouvement pour faire bouger les réalités sur le terrain. Les Américains ont des difficultés à tenir le cap, non seulement sur le terrain militaire mais aussi sur le terrain politique. On peut infléchir leur politique, alors peut-être que cela se traduira aussi sur le plan intérieur. C’est vrai que c’est un élément extraordinairement intéressant que la question surgisse dans les débats intérieurs de la campagne électorale américaine. Mais je pense néanmoins qu’elle n’est pas centrale. Elle ne vient que parce qu’elle jette un regard, une lumière crue sur l’ampleur des fractures sociales, des problèmes sociaux-économiques aux États-Unis. Si Bush était réélu, en tout état de cause, avec le débat politique actuel, il ne sera réélu que dans une situation faiblesse, et qui donc peut nous permettre de continuer à faire bouger les rapports de force
R.F. : Juste quelques précisions sur ce qu’a dit Michel Rogalski concernant la place du parti Baas dans une configuration future. J’émets certaines réserves. C’est vrai qu’au cours des dernières semaines les opérations militaires ont gagné en ampleur. Mais si l’on regarde de plus près, on voit qu’il n’y a pas eu intervention de la population en faveur de ces opérations. Ce sont des opérations organisées, coordonnées, professionnelles etc. Elles sont fondées sur des structures qui existent, que ce soient les réseaux de l’ancien régime ou que ce soit de nouveaux réseaux de certaines forces islamistes radicales intégristes. Pour la population, il y a un mécontentement croissant vis-à-vis des américains. Il ne faut pas confondre les deux phénomènes. Le parti Baas qui mène ces opérations, n’est pas arrivé à capitaliser là-dessus. Ce qu’il a réussi à faire par contre, c’est d’accroître le mécontentement vis-à-vis des américains. Autre aspect de la situation, il y a une certaine opposition aux américains à l’intérieur de l’Irak qui appellent à un retrait rapide. Cela ne vient pas des baasistes, mais provient de groupes islamistes non-intégristes, à majorité chiite, qui croient et jugent le rapport de force en leur faveur. Si les Américains se retirent maintenant, et dans le contexte actuel ce serait eux qui vont tirer le plus grand bénéfice politique. Donc, ils appellent à un retrait rapide. Cependant ils ne font pas appel à des moyens de confrontations militaires avec les Américains. Ils travaillent d’une façon habile de l’intérieur du processus politique en essayant d’obtenir plus de poids politique. Parfois, on voit des mécontentements ici ou là, mais qui ne sont pas de même origine. Ce ne sont pas des forces du parti Baas qui (arrivent à) mobilisent. Et je ne pense pas qu’ils puissent se rejoindre au courant islamiste non intégriste.
Dernier point, si l’on pense qu’il y aura un processus pour la création d’un front anti-occupation, je dirais que les opérations militaires qui sont menées actuellement, faute d’un (parce qu’il n’y a pas de) projet déclaré, ne peuvent pas se développer et devenir une base réunissant l’ensemble du peuple irakien sur la base d’un projet politique alternatif. Par contre, elles vont continuer à nuire, à semer le chaos, et empêcher le travail de reconstruction et même de processus politique. Mais je ne pense pas qu’elles puissent réaliser davantage. Le projet actuel des Baasistes n’a pas d’avenir en Irak. Et s’ils veulent se réhabiliter, devenir parti prenant et interlocuteur, le parti Baas doit opérer une critique fondamentale par rapport à l’expérience passée et se dissocier du projet de Saddam et condamner ses crimes. A ce moment-là, on peut dire qu’il pourrait réussir à se réintégrer et être partie prenante des forces nationalistes arabes qui sont actuellement mises à l’écart et qui à mon avis doivent être intégrées au processus politique.
M.R. : Je pense qu’il ne faut pas nier la réalité des faits sur le terrain. Il est clair que tous les jours, l’image que nous renvoient les médias montre que l’engagement militaire se développe et que la population semble se féliciter ouvertement des pertes subies par les Américains. Le nombre de morts et le nombre d’incidents militaires ont triplé quasiment en l’espace d’un mois. Il ne s’agit pas de combats résiduels. On est en train d’assister à une émergence de quelque chose. C’est pourquoi je pense que cela va structurer la configuration des forces politiques dans le pays. C’est vrai que les forces qui mènent les actions militaires n’ont pas de programme en tant que tel, mais la simple présence des troupes américaines tient lieu de programme. Ça suffit à unir des gens qui n’ont pas forcément de choses en commun. C’est en ce sens que plus les Américains veulent rester sur place, plus ils vont contribuer à exacerber des forces qui sont opposées mais qui vont quand même trouver des points communs d’accord. La durée de la présence américaine est souhaitée par le gouvernement provisoire qui est en place car il peine à s’affirmer et le temps pour lui, c’est la façon d’assurer la stabilité, sa présence et d’occuper sa place. Et dans le même temps, plus les Américains restent et occupent, plus un front va se dessiner contre eux, y compris entre des forces qui sont disparates, avec comme seul programme l’exigence du retrait des forces américaines. Les gens qui participent activement à ce combat contre la présence américaine ne pourront pas être écartés de l’avenir de l’Irak. Ils font en quelque sorte oublier leur passé et gagnent des nouveaux galons avec une nouvelle virginité. C’est ça le résultat de la présence américaine. C’est cette contradiction qui paralyse les Américains et les amènent à demander de l’aide, sans succès pour l’instant, à l’Europe ou aux Nations Unies. Il serait catastrophique que les Nations Unies interviennent en Irak à l’ombre des forces d’occupation qu’elles légitimeraient de la sorte. L’ONU ne peut avoir sa place en Irak qu’à la demande d’un gouvernement représentatif et en dehors de toutes troupes étrangères d’occupation.
D.D. : J’aimerai beaucoup entendre Raid Fahmi sur les réactions sévères de certains militants progressistes irakiens envers l’Union européenne et la France qui disent : « ils n’ont rien compris, ils ne bougent pas, depuis l’entrée en guerre, sur le plan politique ». J’aimerais qu’il donne son opinion sur la question : comment la France et l’U.E peuvent-elles interférer dans le processus ?
R.F. : Deux choses. Sur la question de l’Europe et de la France plus particulièrement. La question clé qui se pose en Irak, c’est le transfert des pouvoirs vers le peuple irakien. Maintenant, on ne parle plus dans l’abstrait. Michel Rogalski disait : plus la présence américaine dure, plus cela peut susciter de nouvelles configurations et peut-être favoriser la coagulation des forces dans la résistance. C’est possible ! Mais on a pour le moment un calendrier: un transfert de pouvoir aux Irakiens d’ici le mois de juin. Après, se posera le problème de la présence militaire. C’est un autre combat. Les Américains envisagent rester au-delà du mois de juin, deux ans de plus. Mais sur le fond, la question clé c’est le transfert du pouvoir politique aux irakiens. Et maintenant, on est en négociation.
Deuxième point, quels sont les mécanismes pour le faire ? On a deux mécanismes : élections libres, suffrage universel. Certains disent qu’il faut les faire aujourd’hui, d’autres disent qu’il faut mieux les préparer et les organiser dans deux ans. Ceux qui veulent les faire aujourd’hui estiment récolter un bénéfice politique. Mais, sur le principe, tout le monde est d’accord. Or, dans ce processus, les groupes qui recourent à la lutte armée (militaires) se sont exclus, parce qu’ils visent à remettre en place l’ancien régime ou un régime de même nature. S’ils se positionnent dans des perspectives d’un Etat anti-démocratique, je ne vois pas comment ils peuvent s’intégrer lorsqu’il y a deux perspectives complètement opposées. Cela nous amène à la France en particulier, et à l’Europe plus généralement. La France a une position qui dit : il faut le retrait américain, il faut que le pouvoir soit transféré le plus rapidement possible aux irakiens. Or, en ce qui concerne ces objectifs, on est d’accord. Là où ça commence à être plus ambigu, c’est lorsque les dirigeants français commencent à fixer des calendriers (rapidement dans un mois). Ils n’accordent pas suffisamment d’importance au processus qui accompagne le retrait américain. Mais lorsque les Américains se retirent, il faut tout de même que le pays soit tenu par un pouvoir plus ou moins différent de celui qu’il y avait dans le passé. Là, il y a un rôle pour les Nations Unies. Je suis de ceux qui souhaitent, dont beaucoup de forces irakiennes, que les Nations Unies puissent jouer un rôle politique. D’ailleurs, l’ancien représentant du Secrétaire général de l’ONU en Irak, le regretté M. Sergio De Mello, oeuvrait pour que les Nations Unies jouent, au-delà du champ humanitaire, un rôle politique et soit impliquée dans le processus politique dans le pays. D’ailleurs, c’est qu’il a été tué. Cela montre que ces forces qui mènent le combat armé veulent empêcher toute transition, toute modification dans la structure politique de l’Irak, une fois les Américains chassés. Ils veulent empêcher la création de nouvelles institutions. Je pense que la France, pour le moment, a pris des positions à caractère déclaratives. Mais, de façon concrète sur le terrain, son rôle est malheureusement très peu ressenti.
D.D. : Concrètement, je suis d’accord que si on demande le départ des troupes américaines, il faut un type de force de substitution : mais quoi ? Quelle force ? Les Nations Unies ?
R.F. : On veut que le retour à la souveraineté se fasse le plus rapidement possible. Et on veut aussi que cela se fasse conformément au droit international. Des forces représentatives à l’intérieur du pays doivent être parties prenantes dans tout transfert de pouvoir vers les Irakiens. Les Irakiens veulent aussi qu’un processus électoral s’instaure le plus rapidement possible. Or, dans tous ces domaines, il y a un rôle international. Les Nations Unies doivent jouer un rôle pour le renforcement du processus politique. Qu’est-ce qu’on entend par le processus politique en Irak ? C’est ce qui a été déclenché depuis quelques mois avec la création du CIG afin de remplir le vide politique. Le CIG doit évoluer. D’une part, par l’élargissement de sa base politique et par le renforcement de sa représentativité et de sa légitimité politique. Ce problème dont on discutait dans l’abstrait il y a quelques mois, se pose maintenant d’une manière). Le CIG est voué à disparaître, il sera remplacé par un conseil plus représentatif, en terme de légitimité électorale. Or, dans ce processus, l’Europe et les Nations Unies peuvent jouer un rôle efficace pour l’ accélérer et le soutenir et aussi être des acteurs influents pendant la période de transition afin de contribuer à ce le processus politique arrive à terme et atteigne ses objectifs. C’est-à-dire que les Américains doivent se retirer d’Irak, et quand les troupes se retirent, le pays doit avoir des structures et des institutions qui puissent maintenir le pays en état, empêcher des conflits internes, mettre le pays sur la voie de la construction et éventuellement sur la voie de la démocratie. Donc, je pense que la France, en déclarant ses positions, devrait s’impliquer maintenant sur le terrain. Il y a un ambassadeur à Bagdad. Mais on ne voit pas d’initiatives. La France n’a pas encore invité le CIG. Même si la France est en désaccord avec le CIG, elle ne doit pas s’empêcher de bâtir un certain rapport. Une attitude aussi passive de part de la France peut difficilement être comprise par les Irakiens.
L’engagement de la France permet même aux forces qui se trouvent à l’intérieur du gouvernement et au-delà de voir dans les Français un appui qu’elles pourraient utiliser dans les négociations avec les Américains. C’est là que la France peut jouer un rôle positif, tout en maintenant sa position, de ne pas rentrer dans des conflits opposés à ses intérêts. De ce point de vue, je pense qu’il est nécessaire que le pouvoir soit transféré aux irakiens le plus rapidement possible. On a évoqué un mois à un moment donné, ce qui était aberrant. On a parlé de la fin de l’année. Toutes ces propositions ne prennent pas en compte la complexité de la situation. Les Nations Unies doivent avoir un rôle politique. Il faut continuer à exercer la pression sur les Etats-Unis, y compris au Conseil de sécurité pour rétablir la souveraineté de l’Irak et le retrait de leurs troupes. Il faut que le contrôle des ressources financières de l’Irak soit transféré le plus rapidement possible aux irakiens. Avec des actes dans ce sens. La France peut trouver un écho positif auprès de beaucoup de forces irakiennes. Mais, malheureusement, au moment où je parle, cette voie n’a pas été explorée ni exploitée. La France est perçue comme une force passive, voire négative qui essaie de jouer sur le fait que les Américains s’enfoncent dans un bourbier pour marquer des points sur le plan stratégique international. Nous, les Irakiens, attendons d’une force aussi importante que la France, qu’elle joue un rôle positif pour pousser les choses dans la bonne direction.
*AIEA : Agence Internationale de l’Energie Atomique |


